«Journée de l’économie» d’economiesuisse

Nicolas G. Hayek demande, à côté de plus d’innovations, des réformes profondes du système financier

Nicolas G. hayek a tenu un important discours le 5 septembre 2008 à Baden (Suisse), dans le cadre de la «Journée de l’économie» d’economiesuisse . La version originale de ce discours de Nicolas Hayek est en langue allemande. Des traductions française (ci-dessous), anglaise et italienne sont disponibles.

La responsabilité des entrepreneurs suisses à l’heure de la mondialisation


Mesdames, Messieurs,

La Journée de l’économie de cette année a été placée sous le thème «Innover – un impératif pour l’entreprise?» Mon message porte sur le rôle et l’engagement des entrepreneurs, hommes et femmes, suisses dans un monde globalisé.

L’engagement primaire de chaque entrepreneur est bien entendu en première ligne l’innovation. Mais l’innovation est un terme très large et requiert, comme nous le verrons, un contexte propice et sain pour que l’entrepreneur puisse récolter les fruits de ses efforts et créer la prospérité. Mais avant tout, qu’elle est la définition d’un entrepreneur

1. Pour moi, un entrepreneur n’est pas, comme beaucoup le pensent, le propriétaire d’une entreprise. Non! ce n’est pas ça du tout, la bonne définition de l’entrepreneur c’est plutôt son esprit. Esprit d’entreprise qui peut exister en chacun de nous, qu’il soit agriculteur ou journaliste, menuisier ou avocat, laitier ou fonctionnaire, banquier ou peintre (Picasso était un entrepreneur engagé), professeur, ou étudiant et bien entendu, industriel.

Avant tout, l’entrepreneur est un artiste! Plein de fantaisie avec un esprit d’innovation; c’est un communicateur, quelqu’un d’ouvert aux idées nouvelles et capable de remettre en question aussi bien notre société que lui-même, amoureux de la beauté et sensible au destin de notre planète Terre et de l’univers. Sensibilité indispensable pour lui permettre non seulement de créer de nouveaux produits et de nouveaux emplois, autrement dit, des valeurs et des richesses réelles pour nous toutes et tous; cette attitude est également indispensable pour surmonter les obstacles avec imagination et courage; les seuls obstacles insurmontables étant pour moi la mort et les impôts.

L’entrepreneur doit aussi être capable de remettre en question notre société, nos règles et nos méthodes, d’être un rebelle sans devenir un ennemi, au contraire d’être à même de ressentir de l’amour pour une société très séduisante, qui vaut ne d’être aimée malgré ses erreurs, erreurs auxquelles il faut tenter de remédier avec toute la chaleur humaine requise.

Cet entrepreneur plein d’innovations, de fantaisie, c’est chacun d’entre nous, ici dans cette salle et partout dans le monde, et cela depuis le moment de notre naissance. Oui, je suis convaincu que nous avons tous ces qualités dans nos gènes. Rappelez-vous à l’âge de 6 ans, quand nous jouions dans le sable et construisions, à tourde bras, des châteaux, des maisons de sable… Notre imagination était sans borne! Nous avons cru à beaucoup de belles légendes, à de très belles princesses dans des palais somptueux avec des Rois de Légende… et bien sûr aussi au Père Noël.

Ceux qui ne se sont pas défendus, qui n’ont pas opposé de résistance et qui ont accepté cette société sans critique ont perdu une partie de ces facultés. La société, l’école, l’armée, la formation, le travail font que beaucoup d’entre nous ont perdu cette imagination, cet esprit d’innovation, cette créativité et cette saine critique de la société. C’est pourquoi, depuis des années, je m’efforce de convaincre mes collègues, mes collaborateurs et mes amis de conserver toute leur vie l’imagination de leurs six ans.

Depuis la création de ma première entreprise, il y a une chose que je fais à la création de chaque nouvelle entreprise: je réunis pour une discussion plusieurs collaborateurs, principalement ceux qui s’occupent de la création et de la production, et je les convaincs de leur capacité à développer leur créativité, je stimule leur esprit d’innovation, leur imagination peut-être endormie et les encourage à se fixer des objectifs inhabituels, à prendre des directions inattendues. Avec des instituts de recherche réputés, je cherche également à sortir des sentiers battus, afin de réaliser des objectifs et des produits pratiquement impossibles. Les physiciens – qui sont par nature confrontés aux particules invisibles et les plus infimes et aux mystérieux et gigantesque univers éloigné de plusieurs milliards d’années-lumière – peuvent développer la faculté de croire aux miracles et au Père Noël, ou du moins de ne pas les exclure d’emblée, et cela malgré leur formation technique à priori peu favorable à une telle attitude. Les physiciens ont toujours étés et restent par conséquent mes partenaires d’innovation privilégiés.

Après avoir repris la direction de Breguet, j’ai organisé un Brainstorming avec quelque 35 horlogers, ingénieurs et développeurs de produits. A la fin de la journée, nous avions développé, ensemble, plus de quarante véritables idées. Ce n’était pas de nouveaux designs, de nouveaux modèles ou de nouvelles couleurs. Non, c’était des nouveautés techniques, de véritables nouveautés! Depuis quelques années, nous travaillons à leur concrétisation. Cela m’offre une immense satisfaction. Non pas que cela me fasse croire être particulièrement innovateur, mais plutôt parce que je vois que mes collaboratrices et collaborateurs s’épanouissent, certains d’ailleurs sont plus innovateurs que moi! Mais ce n’est de loin pas tout.

2. L’entrepreneur doit aussi être capable de prendre des risques, être un réalisateur courageux, rapide et conséquent. Une fois créées ou décidées, il faut encore réaliser ces idées rapidement. Or, la réalisation est la partie la plus difficile de la créativité. Toute ma vie, j’ai entendu le conseil: «Ne fais pas ça, tu vas “te planter”»… Lors de la concrétisation, l’entrepreneur doit surmonter tous les obstacles, qu’ils soient matériels ou humains, et développer, spécialement dans cette phase, une vitalité, un dynamisme contagieux pour tous ses collaborateurs.

3. Il doit également être prêt à servir les autres, l’Humanité et l’ensemble de la société. Et je veux vraiment dire servir. Il doit être capable de se réjouir sincèrement du bonheur de son entourage parce qu’il a contribué à ce bonheur. Son rôle est de créer de nouveaux emplois, de nouvelles richesses, de vraies valeurs, ou à y contribuer, et cela aussi bien au plan matériel que moral. Il est l’architecte, ou co-architecte, de la prospérité et du progrès social du plus grand nombre, idéalement de tous, si cela était possible.

4. Notre entrepreneur doit aider à améliorer les ressources de notre planète, dans le cadre de ses possibilités. Il réalise qu’en tant que passager du vaisseau spatial «Planète Terre», il doit tout faire pour protéger ce vaisseau.

5. Sa stratégie ne doit pas être de dégager un profit financier maximum à court terme, voire immédiat. Sa stratégie doit au contraire viser un développement durable et axé sur le long terme: par exemple à travers des investissements dans la formation, la recherche, le développement et la production, afin d’assurer l’avenir, même si le résultat financier s’en trouve diminué à court terme.

6. Pour ses collaborateurs et ses collègues, il doit aussi être un motivateur et un exemple. Dans ce cadre, le sens de l’honneur est l’un de ses critères les plus importants. Il ne doit pas utiliser son pouvoir à mauvais escient, sinon il le dénature. Avant tout, il est un rassembleur qui favorise le développement de ses collaborateurs; dans ce cadre, il doit être le plus juste possible. Sa mission est de créer autour de lui, outre un esprit de famille, une atmosphère, une ambiance basée sur la chaleur humaine et l’optimisme, une mentalité encourageant les collaborateurs qui parfois, dans la société actuelle, se sentent isolés sans solide racine.

7. Enfin, l’entrepreneur doit être passionné et enthousiaste, l’enthousiasme et l’amour de son travail et de tout ce qui lui est lié sont les qualités émotionnelles les plus importantes d’un entrepreneur, il ne considère pas ses actions comme du travail… il s’amuse. S’il n’a pas ce plaisir, il aura peu de chances de connaître le succès.

Toutes ces qualités importantes (et la liste n’est pas exhaustive) sont essentielles pour faire un bon entrepreneur. Comme vous le voyez, les personnes possédant ces qualités peuvent remplir les métiers et les fonctions les plus divers, qu’ils soient propriétaires d’une entreprise ou non.

Quelques-uns vont peut-être considérer cette liste de qualités comme une image idéalisée, utopique ou irréaliste. Mais un bon nombre de personnes, ayant ces qualités, ont créé la Suisse moderne et beaucoup, même s’ils ne sont pas assez nombreux, sont encore actifs maintenant dans notre pays.

Le 12 septembre 1997, il y a onze ans, j’ai eu l’honneur et le plaisir de présenter, dans le cadre de l’assemblée générale du Vorort, aujourd’hui economiesuisse, un message très important pour moi sur le rôle de l’entrepreneur en Suisse. Dans une Suisse fabuleuse, qui luttait, à ce moment, et malgré toutes ses qualités, contre quelques insécurités crises morales. Entre-temps, le monde a connu des changements importants et fondamentaux, sans pour autant s’améliorer:

  • Grâce aux progrès techniques considérables dans la communication, notamment grâce à Internet, chaque événement, chaque idée, chaque image est disponible immédiatement sur l’ensemble de la planète. Notre monde est devenu ainsi bien plus petit et la globalisation bien plus grande.
  • Au début du XXIe siècle, nous avons été les témoins horrifiés d’attentats meurtriers perpétrés par des terroristes au cœur des Etats-Unis, à New York et à Washington D.C. – ce fut un événement sans précédent dans l’histoire des Etats-Unis. Après cela, nous savions que le monde n’allait plus jamais être le même.
  • Nous avons observé un durcissement de la question des droits de l’homme, voire un irrespect des droits de l’homme dans des pays traditionnellement démocratiques.
  • Des guerres ont éclaté en Afghanistan, en Irak et dans d’autres parties du monde, de même qu’une guerre à l’échelle mondiale contre le terrorisme.
  • Parallèlement, nous avons assisté à l’essor fulgurant de pays d’Extrême-Orient comme la Chine, l’Inde, Singapour et la Corée, sans oublier la Russie, qui sont devenues des puissances économiques mondiales.
  • Nous avons également assisté à une augmentation considérable de la richesse et de l’influence économique d’un grand nombre de pays producteurs de pétrole.
  • L’Europe a connu une augmentation importante de ses membres, dans un premier temps de dix nouveaux Etats – sans votation et vraisemblablement contre la volonté d’un grand nombre de ses peuples non consultés, comme l’ont montré les votations ultérieures réalisées en France, aux Pays-Bas et, dernièrement, en Irlande. Ceci n’a certainement pas aidé à accroître la crédibilité de l’Europe comme exemple de Démocratie comparable à la petite Suisse.
  • Mais l’Europe est en train de détrôner, si cela n’est pas déjà fait, les Etats-Unis de son statut de première puissance économique mondiale; les Etats-Unis restent cependant la première puissance militaire mondiale.
  • La Suisse a dû assister à l’effondrement de sa compagnie aérienne nationale Swissair – une entreprise autrefois exemplaire, bâtie par des pionniers suisses et anéantie par manque d’entrepreneurs à sa tête.
  • Nous sommes confrontés à des problèmes environnementaux toujours plus importants, dont l’Humanité a toutefois aujourd’hui, une conscience plus aiguë.
  • Et enfin, j’arrive à la première grande crise financière que nous subissons en ce début de XXIe siècle. Cette crise financière détruit des valeurs pour des gigantesques quantités de milliards de dollars et de francs suisses. L’économie réelle n’a aucune responsabilité dans ce désastre! Aujourd’hui encore, aucun contrôle satisfaisant de ce secteur de l’économie n’est visible et il a été créé et il est célébré par une poignée de personnes. 
    Au cours du XXe siècle, nous avons connu huit crises financières majeures et dévastatrices.

De l’innovation, oui! Mais de l’innovation dans un contexte qui encourage l’innovation. De l’innovation qui dégage des valeurs dans l’économie réelle et de production, et qui ne puissent pas être détruites régulièrement par de telles crises.

La crise financière

La Suisse possède une économie financière très développée, qui dégage, en général, d’énormes profits ou d’énormes pertes.

L’économie financière suisse n’est pas un élément négatif de l’économie globale. Au contraire, elle a été une économie formidable et conduite de manière entrepreneuriale, depuis sa fondation jusqu’au au milieu du XXe siècle. Elle a grandement contribué à la croissance de la Suisse – chemins de fer, tunnel du Gothard, infrastructures, industrialisation – et a apporté des avantages considérables pour nous tous, aussi longtemps qu’elle a été basée sur des vertus typiquement suisses et qu’elle travaillait avec soin, respect et honnêteté. Par cela, la Suisse a gagné le respect du monde entier.

Vers le milieu et la fin du siècle dernier, une grande partie de l’économie financière suisse a malheureusement pris pour modèle, sans le moindre esprit critique, les bourses et les marchés financiers anglo-saxons, et cette évolution a même connu une accélération fulgurante au cours de ces dix dernières années. Cette mentalité boursière et financière, tout entière tournée vers l’argent, met une pression considérable – parfois même destructrice – sur la culture d’entreprise de l’industrie.

Pour un entrepreneur, l’argent est, certes, un instrument de travail important. Mais son but est d’utiliser cet argent pour créer des valeurs réelles, des emplois, des produits – en d’autres termes, un meilleur avenir pour tous. A l’inverse, cette nouvelle mentalité boursière et financière n’a qu’un seul but: l’argent, l’argent et encore l’argent. Le plus vite possible, le plus possible et à n’importe quel prix. Ce comportement est extrêmement destructeur pour l’économie réelle.

Pour qu’il n’y ait pas de malentendu, je préciserais que la culture et la mentalité anglo-saxonnes ont apporté à notre monde un nombre incalculable de développements extrêmement positifs dans les domaines les plus divers, que ce soit l’art, les sciences, l’économie, l’électronique, l’informatique, la physique ou la médecine, la contribution dans l’élaboration de la charte des droits de l’homme et le renforcement de la démocratie, pour ne citer que quelques exemples. Mais cette mentalité financière qui domine malheureusement aux bourses américaines et, en partie, aux bourses britanniques, avec sa meute de virtuoses et d’acrobates de la bonne gouvernance, pétris d’hypocrisie et à la langue fourchue, ces nouveaux apôtres de la finance, cette profusion de spéculateurs, de joueurs assoiffés d’argent, d’hasardeurs, ces pharisiens qui voient des poussières inexistantes dans l’œil de leur voisin ne voient même pas la poutre qui leur obscurcit la vue; tous ceux-là n’aident ni l’industrie, ni l’économie américaine, ni l’économie mondiale.

Ils ne sont heureusement qu’une poignée, mais les escrocs et les fripouilles sont malgré tout trop nombreux à ces bourses – par ailleurs si régulées et si puritaines!

Plusieurs problèmes préoccupent actuellement les entrepreneurs de grandes sociétés cotées en bourse, sans compter les nombreux «vrais» banquiers, qui continuent d’apporter une contribution essentielle à l’économie suisse:

1. Partenaires desctructifs
La floraison de groupements anonymes et d’amasseurs de liquidités colossales dans le monde entier, dans le cadre de «global funds», de «hedge-funds», de sociétés financières et j’en passe – qui sont souvent dirigés par des gérants de fortune sans expérience entrepreneuriale et qui ne se sont jamais vraiment intéressés à autre chose qu’à l’argent – est douteuse, et même dangereuse pour l’avenir de la prospérité partout.

Ces derniers temps, nous avons connu beaucoup d’excès. Je ne parlerai pas de la spéculation sur les denrées alimentaires et les matières premières; je n’en ai aujourd’hui pas le temps. Mais ces fonds achètent en bourse à tour de bras des actions d’entreprises industrielles et acquièrent ainsi une grande influence sur celles-ci, mais ne représentent que leurs propres intérêts à court terme, parfois en contradiction flagrante avec les intérêts de l’entreprise (dans laquelle ils ont investi). Ils contraignent, par exemple, ces entreprises à verser un maximum de dividendes, ce qui met en danger leur propre avenir. Cela aussi devrait être réglementé. Nous ne sommes pas non plus obligés de vendre automatiquement notre appartement, dans un ensemble d’habitations immobilières, au premier venu qui souhaiterait l’acheter.

Aucun étranger, habitant en Suisse et payant des impôts, peu importe le montant de cet impôt, ne reçoit automatiquement et contre notre volonté le droit de vote et celui d’être élu au niveau communal, de la ville, du canton ou de la Confédération… et bien c’est exactement ce qui se passe actuellement dans les entreprises suisses cotées en bourse.

Il faudrait élaborer une réglementation limitant la vente d’actions à des investisseurs qui connaissent l’entreprise, ses produits, ses objectifs et sa culture, et qui les approuvent. Il faudrait également étudier le principe selon lequel certaines ventes d’actions seraient soumises à l’accord des autres actionnaires.

Certaines dispositions en réalité vont déjà dans ce sens, mais les derniers développements en Suisse ont montré que leur efficacité est très limitée, dans la mesure où d’importants paquets d’actions sont malgré tout vendus, avec le soutien complaisant de quelques honora­bles instituts financiers, en contournant sciemment ces dispositions.

Cette situation dramatique doit être corrigée de toute urgence, afin de mettre un frein à la destruction systématique des capacités de développement et d’innovation. Le contrôle de ces systèmes ne sera pas obtenu en mettant sur pied des centaines de nouveaux mécanismes de contrôle, de règlements et tonnes de paperasse, car toutes ces mesures seront inutiles tant qu’il n’y aura pas une réforme en profondeur du système des marchés financiers, avec un véritable contrôle entrepreneurial. En effet, c’est précisément dans les marchés les plus régulés par des publications, des prescriptions et des règlements que règne aujourd’hui une transparence au nom de laquelle on commet les excès et les erreurs les plus grossiers, et que l’on produit bien des choses interdites et nuisibles, sans même parler des montagnes de papier totalement inutiles.

Rapports annuels et publications
Pour publier un rapport annuel et des informations officielles respectant la législation et les exigences de la bourse, il faut une escouade de collaborateurs, d’avocats et de réviseurs, qui y passent un temps fou. 
Des paragraphes encore et encore, des règlements, des prescriptions et du papier – des tonnes de papier.
Si en l’an 5000 des archéologues effectuent des fouilles sur les sites de nos usines qui auront d’ici là disparu, ils seront persuadés que celles-ci ne produisaient que du papier.

Tout cela coûte non seulement beaucoup de papier, mais aussi énormément de temps et d’argent.

2. Transparence et protection des données
Les entreprises cotées en bourse doivent publier leur chiffre d’affaires avec une multitude de détails, par produits et par pays. Ces chiffres servent davantage à la concurrence suisse et étrangère, qui elle ne publie pas le moindre chiffre, qu’aux actionnaires eux-mêmes. Il faudrait trouver une solution pour ne pas publier à tout vent les données susceptibles d’être utilisées contre les intérêts de l’entreprise, mais de les présenter, par exemple, à une commission d’actionnaires.

Vous rappelez-vous l’émoi suscité en Italie, il y a quelques mois, en avril dernier, par la publication sur Internet du revenu et des impôts de tous les Italiens – des informations qui sont bien entendu d’accès public sur simple demande? L’agitation autour de cette «publication illégale» a été considérable: on parla de scandale, on exigea le retrait immédiat de ces données, le responsable de la protection des données fut convoqué d’urgence et l’Italie entière hurla son indignation.

Et nous autres entrepreneurs, qui sommes à la base d’une part importante de la prospérité, nous restons sans la moindre réaction, apathiques, résignés, lorsque toutes les informations relatives aux salaires, à la participation au bénéfice, aux gratifications, aux stock-options et autres, non seulement du président de la société, mais de toute une série de cadres sont allègrement publiées.

Que diriez-vous si on vous reprochait, en tant qu’entrepreneur, de vous enrichir comme un pilleur ou un parasite parce que vous gagnez cent ou deux cent fois plus que le salarié recevant le plus bas salaire de votre entreprise – auquel, soit dit en passant, vous fournissez un emploi? Pour autant, Ronaldo ou Beckham, qui gagnent mille fois plus qu’un footballeur en début de carrière, sont célébrés comme des héros.

Il est tout à fait exact de dire que certains chefs d’entreprise suisses ont lourdement exagéré avec leurs salaires extravagants, leurs bonus et leurs stock-options exorbitants. Mais ils représentent moins d’un pour mille de l’ensemble des entrepreneurs. Pas un mot sur les milliers de chefs d’entreprise modestes et raisonnables. Il est juste que l’actionnaire connaisse le salaire des dirigeants de «son» entreprise. Mais au lieu de le publier dans les journaux et de le voir commenté à la radio et à la télévision – souvent avec un parti pris malsain – on pourrait imaginer qu’une délégation d’actionnaires puisse consulter ces données à tout moment et exprimer son avis à l’assemblée générale. Une publication à grande échelle ne fait que nuire à l’entreprise et à ses collaborateurs; elle n’aide en rien à corriger les excès, au contraire ils croissent bien plus fortement ailleurs:

  • Comment réagiriez-vous si un grand nombre de personnes, dont vos voisins, des amis et des connaissances étaient jaloux d’un tel salaire? Si, à l’école, des enfants demandaient aux vôtres quel est le salaire de leur mère ou de leur père? Si vous receviez régulièrement des demandes de soutien? Par exemple de la part de cette femme et de son ami – tous deux salariés – qui vous prient de prendre en charge la facture de dentiste de l’ami parce que, sinon, le couple ne pourrait pas, cette année, aller en vacances pas du tout bon marché d’ailleurs, d’un mois à l’étranger? Ou encore comme ce jeune homme qui n’a jamais été aux Caraïbes avec ses parents et qui aimerait y passer une année sabbatique avec toute la famille, à vos frais?
  • Si vous apportez, année après année, une aide substantielle à ceux qui en ont vraiment besoin et que vous êtes confronté à une telle attitude d’esprit et à une telle correspondance, vous préféreriez sans doute travailler dans une entreprise qui ne publie pas ces chiffres, n’est-ce pas ? La concurrence non cotée en bourse, qu’elle soit en Chine, en Inde, en Suisse ou dans tout autre pays industrialisé, vous accueillera à bras ouverts.

La transparence au niveau des salaires et d’autres données peut être garantie en tout temps, même si les chiffres ne sont pas criés sur tous les toits et commentés par chaque média. Afin d’assurer cette transparence, la solution consiste, ici aussi, à présenter ces informations à une commission également d’actionnaires.

3. L’analyse et les recommandations du Wyoming à Zurich
Evidemment, il existe bien sûr des analystes particulièrement doués travaillant dans les bourses de New York, de Londres ou de Zurich et qui ne souffrent pas de «poussées hormonales», comme l’écrivait un journal. Mais il existe aussi une poignée d’analystes moins doués qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez – et encore, avec une bonne dose de sable dans les yeux – et n’ont pas la capacité ou simplement l’envie d’imaginer des potentiels d’avenir. Analyste est, certes, un beau métier, mais ce n’est pas une profession protégée. Nul besoin de présenter un quelconque titre officiel pour se réclamer analyste financier ou boursier et exercer ce métier. La formation d’analyste devrait également comprendre des éléments de gestion d’entreprise, et les banques ne devraient pas être les seules à définir cette profession.

L’expérience de ces dernières décennies ainsi que divers articles de grands quotidiens montrent que la pertinence des prévisions de certains analystes financiers n’est pas meilleure que celle de voyantes prédisant l’avenir avec leur boule de cristal. Or, cela nous touche directement en Suisse! Par exemple, que la croissance des pétunias du gouverneur de l’Oklahoma, ou du Wyoming, ne réponde pas aux attentes sacro-saintes des analystes et voilà que la valeur de notre action plonge – alors même que notre entreprise dégage des résultats fantastiques et offre des perspectives de rêve. Que le nombre de voyages de noces aux chutes du Niagara durant le dernier trimestre déçoivent les analystes, et paf! les cours des actions s’effondrent aux bourses de New York et de Zurich dans des profondeurs sans fin et vertigineuses!

Pour l’entrepreneur, ce n’est là qu’une partie du problème. Comme je n’ai pas de dettes et que mes actions ne servent pas de sûreté, cela ne me porte pas vraiment atteinte si leur valeur monte ou descend pendant quelques jours ou même beaucoup plus longtemps, tant que mon entreprise se porte bien et que les perspectives de croissance sont excellentes. Mais il y a de nombreux autres actionnaires qui en souffrent. Sans même parler de nos caisses de pension et de toutes les valeurs qui reposent sur une cotation boursière – des montants qui se chiffrent en dizaines de milliards et qui concernent des millions de Suisses, retraités compris! Tous en souffrent! Cela a une influence directe sur chacun d’entre nous.

Pour résoudre ce problème, un banquier me proposa de faire un «road show»: au lieu de diriger mon entreprise, je devrais faire le tour des différentes bourses de Londres, Stockholm, New York et Tombouctou, et convaincre les gens que mes actions valent encore plus d’argent. Quand je lui ai répondu que je vendais des montres et pas des actions, il a été choqué et m’a regardé bouche bée, comme si j’avais perdu la raison…

L’entrepreneur doit diriger son entreprise avec une stratégie basée sur ses intérêts à long terme et non pour faire plaisir à court terme aux actionnaires. Pour moi, le cours des actions n’est en aucun cas une mesure fiable de nos performances ou de la valeur de notre entreprise, comme quelques journalistes aveugles aimeraient bien le croire.

A cela s’ajoute qu’une certaine presse bien intentionnée, mais ignorante, accorde une confiance absolue à la moindre affirmation d’analyste, à défaut de pouvoir se baser sur des connaissances solides et des repères fiables. Et les prévisions des analystes deviennent parole sacrée pour bon nombre de journalistes économiques et boursiers.

Une instance de contrôle qualifiée, forte et neutre devrait contrôler régulièrement la pertinence des affirmations et des recommandations des analystes. Cela permettrait, d’une part, de mieux protéger les investisseurs contre des recommandations à quatre sous; ces investisseurs se sentent trompés, comme me l’ont montré plusieurs lettres de leur part. D’autre part, cela éviterait que de vraies valeurs industrielles puissent être anéanties sans autre par simple ignorance, en raison de conflits d’intérêts, de généralisations abusives ou de l’application de critères n’ayant pas cours dans d’autres régions du monde.

N’oublions pas que la petite Suisse, avec ses 7,5 millions d’habitants, est une grande puissance économique et possède une autorité morale considérable – même si vous n’en êtes pas tous, ici, persuadés. A l’étranger, la Suisse est généralement considérée comme le seul pays doté d’une véritable démocratie. Je l’ai évoqué tantôt: l’UE, qui se veut une grande démocratie exemplaire, n’a pas demandé leur avis aux populations d’Europe pour accueillir dix nouveaux membres – les politiciens ont simplement décidé de les accueillir. Une telle chose serait impossible en Suisse. Sans considération pour le cynisme de certains critiques, je prétends que la Suisse est la plus aboutie de toutes les démocraties: le peuple a un véritable droit de parole et sa volonté est respectée.

De plus, la Suisse est perçue par tous les grands pays du monde, notamment par les nouveaux pays industrialisés que sont la Chine, l’Inde et les pays arabes, en Amérique du Sud et en Afrique, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis, comme LE pays qui n’a jamais eu de colonies. Même les plus petits pays d’Europe comme la Belgique, les Pays-Bas ou le Portugal ont eu des colonies. Pas la Suisse! Elle démontre ainsi très tôt son respect pour l’intégrité des autres peuples et l’absence de toute visée territoriale et expansionniste.

Notre pays est aussi le berceau de la Croix Rouge d’Henri Dunant, l’inventeur d’un esprit humanitaire nouveau et fort, dont l’importance est inestimable pour tous les peuples du monde. Le Suisse est sensible à la beauté – il aime à s’entourer d’un cadre agréable. Et il est également très attentif à l’environnement – selon toutes les études, nous sommes le pays le plus respectueux de l’environnement. Par rapport à sa population, notre pays a créé davantage d’entreprises internationales que n’importe quel autre pays de la planète. En terme de recherche et de capacité d’innovation la Suisse est à la pointe, à l’échelle mondiale, grâce à ses hautes écoles, à ses instituts de recherche et à son industrie.

Le Suisse a une conscience aiguë de la qualité, il tient généralement parole, … et nos trains arrivent à l’heure, du moins le plus souvent. D’autres qualités comme le sens de l’équité et la neutralité nous sont également attribuées et sont perçues positivement à l’étranger. Je ne veux pas mettre à mal la modestie de mes auditeurs suisses, et je renonce donc à poursuivre la liste des aspects positifs de ce pays. Nous avons certainement aussi des défauts, et pourrais aussi bien en dresser la liste… comme cela ferait dépasser mon temps de parole, je ne vais, Dieu merci, pas le faire.

Avec toutes ces qualités, les entrepreneurs suisses ont un côté exemplaire – et cela, nous le constatons à chaque fois que nous nous rendons à l’étranger.

La globalisation consiste en des échanges planétaires de travail, de capital, de biens, de technologies, d’idées, de philosophies et de conceptions en matière de protection de l’environnement et de droits internationaux. Dans ce cadre, l’entrepreneur suisse doit jouer un rôle de leader. Et à partir de la réforme indispensable de l’économie financière en Suisse, il doit aussi exporter cette réforme dans le monde entier.

Nous avons besoin d’une réforme très forte de la bourse, avec des contrôles paritaires donnant une large place aux entreprises et à l’industrie. Créons l’Internationale des entrepreneurs et ne nous laissons plus asservir!

Nous ne pouvons pas nous permettre de subir huit crises financières majeures, comme ce fut le cas au siècle dernier! La première de ce siècle a déjà éclaté – et ce n’est pas une crise négligeable!

Mes chères entrepreneuses et entrepreneurs, qui êtes ici présents dans cette salle, sur la base de mes nombreuses rencontres et discussions en Suisse et à l’étranger, je sais qu’un grand nombre de personnes attendent un signal libérateur venant de la Suisse. Malgré l’importante crise des subprimes, notre pays est encore absolument intact, avec une économie réelle vigoureuse, une population travailleuse, des entrepreneurs de qualité et des entreprises saines – Nestlé, ABB, Swatch, Sulzer, Fischer ou encore Novartis, Roche et bien d’autres! Nous avons l’une des banques nationales les mieux gérées du monde et nous disposons d’une excellente présidence à la bourse de Zurich, qui est en mesure d’aborder ces problèmes ouvertement et sereinement.

Donnons à tous ces acteurs les moyens de réaliser les réformes nécessaires, avec notre soutien! Nous sommes tous là, avec des représentants et des entrepreneurs forts et capables d’agir.

economiesuisse, sous la direction lucide, efficace et – je tiens à le souligner – bien suisse de l’entrepreneur Gerold Bührer, a retrouvé son esprit combatif et est pleinement fonctionnelle. Elle peut compter sur de nombreux membres forts, Swissmem, la Fédération Horlogère, les fédérations des secteurs alimentaire, bancaire, pharmaceutique, des assurances, des HES et autres, ainsi que sur des journalistes, analystes, ingénieurs, professeurs, fonctionnaires, avocats et politiciens capables. Malgré leur modestie, ils font partie, d’après mes expériences, des meilleurs représentants de leurs domaines respectifs.

Donnons, tout ensemble, le signal pour ces réformes – commençons en Suisse, et ce signal se propagera comme une traînée de poudre dans le monde entier! 
Montrons à notre population et au monde nos qualités, notre capacité de leadership et notre volonté de balayer devant notre porte!

La Suisse doit à nouveau assumer le rôle qui est le sien à l’échelle internationale! Vous tous pouvez y apporter une contribution déterminante – et je vais bien entendu, moi aussi, œuvrer dans ce sens. Voilà l’appel que vous adresse, à toutes et à tous.

Je nous souhaite à tous beaucoup de courage et bonne chance!